Mort au combat

Récemment dans l’usine où je travaille, une action si banale et a priori sans risque a tourné en un drame. Un accident du travail a touché la vie de deux personnes dont une est décédée. L’accident a duré une demi seconde. Une demi seconde, sur l’échelle du temps, c’est rien !! Mais la vague d’émotions qui a suivie… elle se comptera bien en semaines, voire en mois ou en années.

Je crois que ce qui m’a marquée le lendemain, pendant la minute de silence que nous avons faite et ensuite dans les quelques discussions avec mes collègues était la brutalité de l’événement. C’est comme si nous découvrions pour la première fois que la mort existait, et par conséquent, que nous ne sommes pas immortels, que notre vie est précaire, fragile, limitée.

Une mort, surtout accidentelle, nous rappelle de manière violente que nous ne sommes que de passage. Alors sur ce passage, quelle trace voulons-nous laisser ?

Sommes-nous en guerre ?

Cette tragédie refait jaillir beaucoup de questions dans mon rapport au travail et le but de celui-ci. Pourquoi je travaille ? Pour avoir un lieu où aller tous les jours et avoir des gens autour de moi à aimer, pour faire grandir mes collègues en leur enseignant quelque chose et pour leur donner la joie de m’apprendre à leur tour, pour saisir n’importe quelle occasion de faire un compliment et valoriser les personnes qui m’entourent… ? Ou pour mon succès personnel, pour créer plus de numéro sur un ordinateur – qu’on appelle « argent », pour la réputation de mon entreprise ou la mienne, pour satisfaire ma soif de pouvoir et de célébrité ? Bref, est-ce que je vis pour travailler, ou est-ce que je travaille pour vivre ce à quoi j’aspire ?

Je crois profondément que le travail nous donne une excuse pour apprendre à vivre ensemble. Bien sûr, une entreprise ne peut fonctionner si elle n’a pas un objectif de pérennité. Mais comme dirait Dominique Steiler, dans le TEDx de cet article, n’oublions pas que le but principal qui surplombe la mission est de ramener tout le monde vivant de celle-ci. Vivant physiquement pour retrouver sa famille le soir en rentrant et vivant psychologiquement, c’est-à-dire avec sa flamme de vie intérieure qui ne soit pas détruite par une pression qui tue.

Et il est vrai que cet accident, d’autres événements parallèles dans ma vie professionnelle ainsi que le livre que je lis actuellement de l’auteur précédemment cité « Osons la paix économique » me questionnent. Sommes-nous en guerre ? Les réponses aux questions suivantes me font tendre à penser que oui.

Pourquoi le concept de « Management par l’excellence » popularisé par le livre Le prix de l’excellence de Peters et Waterman en 1982 a eu un tel succès, alors que des documentaires comme La mise à mort du travail montre tout le mal-être qu’il crée chez beaucoup de personnes qui le subisse ? Pourquoi sommes-nous dans un modèle économique où si tu n’es pas assez gros, tu te fais manger par une autre entreprise ? Pourquoi il en coûte tant aux entreprises d’investir radicalement dans des initiatives favorisant le bien-être des employés mais qui apportent un retour sur investissement à plus long terme que d’autres projets directement lié au business et dont les résultats se font voir plus rapidement ? Pourquoi entre 2009 et 2013 il y a eu 57 suicides dans une même entreprise française à cause de leur travail ? Pourquoi encore de nombreuses entreprises fondent leur business sur le postulat que les ressources de la terre n’ont pas de limite ? Pourquoi la bienveillance en entreprise est encore moquée dans certains milieux ? Est-ce que dans notre modèle économique, il y a de la place pour les personnes qui ne sont pas les meilleures dans leur domaine ? Est-ce qu’il y a de la place pour prendre en compte la totalité de ce qu’est l’humain : ses forces, ses compétences, ses talents, son enthousiasme à travailler mais aussi ses faiblesses, ses limites, ses maladies voire ses deuils ? Parce que dans une guerre, il n’y a pas de place pour les faibles, qui ne sont que des freins pour atteindre la victoire…

Je crois que dans ce monde en tension, nous menons tous un combat. Mais alors que certains l’incarnent comme un « engagement ferme » pour la paix, la coexistence, la vision positive qu’ils ont du monde,… d’autres vivent ce combat comme une « confrontation » à l’autre, pour avoir plus… d’argent, de part de marché, de pouvoir, de célébrité… Certainement que nous alternons tous entre altruisme et défense d’intérêts personnels. Mais si nous ne nous concentrons pas à rechercher la paix, les plus faibles seront abandonnés dans cette course à la performance, et il y aura (encore) des morts de cette guerre d’intérêts.

Je ne veux accuser personne. Encore moins mon entreprise, qui agit de manière admirable dans cette épreuve. (D’ailleurs, à chaque fois que, dans mon innocence parfois naïve, je suis choquée d’une situation, mon manager cinquantenaire me répète qu’en comparaison à d’autres entreprises, dans la nôtre on traite bien les gens et on prend soin d’eux.) Je me questionne juste sur un système que chacun de nous alimentons de manière directe ou indirecte, consciente ou inconsciente. Car il n’est pas écrit de toute éternité que la performance doit être l’unique moteur d’avancée d’un commerce. Générer un lieu de création de valeur personnelle et professionnelle, un lieu qui participe à renforcer le lien social, à rendre le monde meilleur… peut aussi être une motivation réelle pour une entreprise et n’est pas réservée au secteur associatif.

Quel est mon combat ?

Je crois que face à la brutalité des événements qui peuvent nous frapper parfois, une des seules choses qui est entre nos mains, est la tendresse, l’amour, l’accueil que nous pouvons faire grandir dans ce monde. Oui, la mort d’un proche nous rappelle nos limites. Nous oublions juste que, comme la naissance, il n’y a rien de plus naturelle qu’une mort. C’est juste que durant notre vie, nous cherchons à occulter cette réalité par des illusions pour ne pas regarder en face la précarité de notre vie. Je crois donc que la véritable tragédie n’est pas la mort de quelqu’un – aussi douloureux qu’est l’événement et le temps nécessaire pour le traverser. Non, la véritable tragédie est de passer à côté de sa propre vie, et par conséquent perdre les 1 000 opportunités qui se présentent chaque jour pour prendre soin des personnes qui nous entourent et faire de notre mieux pour les aimer – pour que le jour où nous en serons séparées, nous n’ayons rien à regretter.

Mon énergie est limitée… alors je suis forcée de faire des choix dans ce pourquoi je l’investis. Donc pour quoi je veux utiliser ma force ? Pour quoi je me bats ? Chacun à sa réponse si singulière… L’important étant juste de prendre le temps de s’arrêter pour répondre à cette question sans arriver au seuil de sa vie en ne sachant pas ce qui nous a conduit toutes ces années.

Musique d’illustration : Heal the world - Michael Jackson

Crédit photo : 1/ Guillaume Galtier. Edited. 2/ Debby Hudson. Edited.

Petite explication sur le choix du titre de l’article avec ces trois raisons :

1. En référence à l’hommage qui est fait aux personnes qui sont mortes dans le but de défendre un pays. Bien sûr P. n’était pas militaire mais si je crois que toute vie est égale, je souhaite alors à ma manière rendre le même honneur et dire le même respect pour chaque personne qui quitte cette terre.

2. Parce que la pensée de Dominique Steiler qui dénonce la « guerre économique » me rejoint de plus en plus et que peut-être que si, finalement, P. est bien mort au cœur d’un combat, même si ses acteurs ne sont pas ouvertement reconnus comme des combattants.

3. Parce qu’une personne qui part laisse toujours sur son passage la question « et moi qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? » et me rappelle l’urgence de mener le « bon combat ».

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2 Comments

  1. Marie Kléber

    19 novembre 2019 at 3:33

    « la véritable tragédie est de passer à côté de sa propre vie »
    C’est très juste. Nous devons essayer de nous positionner à chaque instant pour savoir ce qui compte et comment nous voulons vivre / construire notre vie.

    1. Bienheureuse Vulnérabilité

      21 novembre 2019 at 1:45

      Merci pour ce parfait résumé ! C’est étrange cette sensation que la vie passe à la fois si vite et si lentement… Mais comme tu le dis, c’est dans le choix de chaque instant que se joue l’entièreté de notre vie.

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