A 23 ans, j’ai la Reconnaissance de Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH) – Témoignage

A ma mère, à ma sœur, et à tous ceux qui se reconnaissent un peu handicapé de la vie parce qu’ils ont refusé de placer leur beauté dans la toute-puissance.

J’ai 23 ans. Et je viens de recevoir la lettre qui m’accorde la Reconnaissance de Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH). Au fond, cette information ne concerne que moi. Même pas mon employeur d’ailleurs car je ne travaille pas dans un pays où le papier reçu cette semaine a pouvoir d’autorité. Mais finalement, cette nouvelle et les réflexions qui en ont suivi ne sont-elles pas pile dans le thème du blog ? J’ai donc décidé de vous les partager. Quand je vois combien les témoignages des autres me nourrissent, j’espère que ce partage d’une tranche de vie et cette introspection sur ma fragilité vous fasse toujours aimer un peu plus les vôtres, quelles qu’elles soient.

Prendre conscience de son fonctionnement et de nos conditionnements par la société

Mercredi 16 janvier 2019. Je rallume mon téléphone dans la matinée et je découvre le message de ma mère m’annonçant que nous avons reçu la réponse de la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH). Je ne l’attendais pas de sitôt. Après tout, ça ne faisait que 7 mois. L’administration française nous a habitués à pire. Concrètement, pour la raison mentionnée ci-dessus en lien avec mon employeur, mon quotidien n’est pas directement impacté, donc je n’attendais pas cette lettre en espérant un soulagement. Mais je pense tout de même à toutes ces personnes pour qui des délais comme ça sont juste interminables. Ce mercredi 16 janvier, j’étais d’une humeur absolument incroyable et écouter ce message me donne le sentiment heureux d’avoir gagné une victoire, d’avoir réussi une démarche entreprise, et me rend encore plus joyeuse.

Pour moi, ça ne représente aucune aide financière mais ça signifie peut-être la possibilité de partir en retraite un petit peu plus tôt, une aide pour aménager mes horaires si un jour j’en ressens le besoin et surtout de pouvoir faire gagner de l’argent (ou éviter d’en perdre, je ne sais pas très bien) à un futur employeur français. C’est ce dernier point qui m’importe le plus. Je le vois comme un bénéfice en or, pour moi qui met tant d’énergie au fond à « sortir du lot » grâce à une bonne performance dans le milieu professionnel, à être une employée modèle qui n’apporte que des choses positives à l’entreprise et n’est en aucun cas source de problème. Parce que la manière dont je me suis construite, mon éducation fait que le travail prend une place importante dans ma vie. C’est un moyen absolument génial pour combler son besoin de reconnaissance par des compliments sur ses compétences, quand on s’acharne suffisamment pour que le résultat paraisse visiblement supérieur à ce qu’une personne lambda qui limite son investissement pourrait donner. La performance, l’utilité est donc quelque chose qui me rassure. Parce qu’ainsi j’ai l’impression de coller à ce que je crois qui est attendu de moi. Ma toute première évaluation d’objectifs professionnels était d’ailleurs un exemple probant. Mon manager devait noter mon pourcentage d’atteinte des cinq objectifs définis lors de mon arrivée dans l’entreprise, entre 0 et 150%. De manière très naturelle, 100% me paraissait le minimum, ce qui était normal. Je n’étais contente que pour les objectifs où il a mis plus de 100% d’atteinte. Rendu à ce stade, c’est très possible que vous vous dites que je suis complétement tarée, et vous auriez raison. Mais je crois au fond que mon aspect radical ne fait que renforcer une réalité qui est valable pour tous, mais que nous gérons différemment : si je ne suis pas utile à la société, je ne vaux rien. Le « Je pense donc je suis » de Descartes s’est transformé en « Que ta pensée, que ton travail soit utile à d’autres pour justifier ton existence. » Combien de fois d’ailleurs entendons-nous des appels à « se surpasser », « à dépasser nos limites », sans parler du traitement reservé aux plus fragiles de notre société. Il semble parfois que la vulnérabilité n’a pas de place dans ce monde et que nier nos fragilités est l’unique moyen pour « rester dans le coup ».

Cette lettre reçue n’ayant donc pas d’impact concret immédiat dans ma vie, je passe très (trop ?) rapidement à autre chose, prise à nouveau dans le quotidien et de futurs projets. D’ailleurs, quand ma mère me scanne le document pour que je puisse l’avoir dans mes affaires jusqu’à récupérer l’original, je ne le lis même pas et l’enregistre machinalement sur mon ordinateur, dossier « Santé ».

Renoncer à la toute-puissance

Et puis il y a aujourd’hui, vendredi 18 janvier. Où des événements m’entrainent dans le bureau de mon manager où je suis en pleurs, parce que la fatigue joue sur le psychique et qu’une fois de plus j’ai craqué. Il me demande très fermement de ralentir le rythme de travail, en me disant avec humour « Tu m’écoutes vraiment ou ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre ? » (oui je sais, j’ai le meilleur manager du monde, autant à l’écoute de son équipe que drôle). Il me demande de prendre des pauses régulièrement, car oui, pour moi ça me parait normal de travailler 8h sans autre pause que celle du déjeuner, et ça me parait impossible de rester chez moi à travailler tranquillement les jours où j’ai pas assez d’énergie pour venir au bureau.

Car oui, cette performance au-delà du raisonnable a un prix. Je repense à ce rendez-vous avec une psychologue qui, après mon épuisement de 2 mois en 2017, me disait « faites attention à votre engagement au travail, car vous êtes une excellente candidate au burn-out ». Je repense à tous ces weekends, seule chez moi, où chaque mouvement me coûtait tant j’étais fatiguée, parce que je me maintenais en apnée toute la semaine mais que tout retombait le samedi matin, une fois intégré que je pouvais m’arrêter. Il parait que les sportifs ne ressentent pas la douleur quand ils courent un marathon, mais c’est quand ils s’arrêtent que la douleur se fait sentir. Pour moi, c’est ma vie entière qui est une succession de marathons. Je cours je cours sans rien sentir, je m’arrête un tout petit peu et le corps en profite pour tout lâcher, pour exprimer sa souffrance qui n’avait pas la place de s’exprimer avant. Tant de fois je me suis dit que ça n’était pas vivable comme vie, sans arriver à faire autrement.

Et une fois rentrée chez moi ce vendredi 18 janvier, je me décide à prendre le temps de lire la déclaration, dont un extrait est : « Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) du fait que vos possibilités d’obtenir ou de conserver un emploi sont réduites par suite de l’altération d’une ou plusieurs fonctions psychique, sensorielle, mentale ou psychique. »

Et là je constate quand même que la personne dont parle ce papier doit être sacrément atteinte pour qu’on lui ait octroyé un avis positif à sa demande. Là, y a de quoi se sentir pas très net ou franchement réduit.

Et je crois que c’est ça qui me touche au fond. Que cette reconnaissance ne soit pas de « XXXXXX handicapé » mais de « travailleur handicapé ». Pile dans la cible. Touché coulé. Là où je mettais ma valeur, dans ma force de travail, le papier m’annonce que là aussi est ma fragilité.

Reconnaitre sa différence

Je réalise combien j’ai toujours eu de la reconnaissance de la part de mes managers sur ma force de travail et de la quantité abattue en peu de temps alors que pour moi mon rythme me paraissait totalement normal.

A aucun moment, moi qui passe ma vie (inconsciemment) à me comparer avec les attentes que je crois que les autres ont de moi (et qui implique donc de la comparaison aux autres pour savoir si j’agis bien conformément à ces attentes imaginaires – oui c’est très mal et n’est pas du tout un exemple à suivre !), je me suis dit « ah mais en fait ça n’a pas de sens de te comparer à des plus forts que toi et essayer de te mettre à un niveau qui n’est pas le tien. » Parce que les conséquences de ma maladie qui me gène le plus ne se voient pas, les autres ne peuvent pas deviner les combats qu’il y a pour essayer d’être à niveau, et j’en oublie moi-même ma différence. Aujourd’hui c’est cette claque que je me prends. Là où avant je ne voyais que des raisons de fierté ou des bénéfices à ma maladie génétique (comme la fois où j’ai réussi à être dispensée d’Education Physique et Sportive au bac), je prends conscience de la réalité que je ne voulais pas voir, car elle brouille le tableau de la Yanaëlle ultra performante, car productive et rentable, que j’idéalise tant car j’ai décidé un jour que seule elle pouvait être aimée. Et cette prise de conscience appelle un sérieux renoncement et la folie de croire que je peux être aimée avec ma fragilité.

Accepter sa fragilité

Non je ne suis pas au niveau des autres. Non pas que je sois moins géniale qu’un autre, mais physiquement, je ne suis pas l’égal de la majorité. Et croyez-moi, accepter de ne pas avoir l’énergie de tout jeune de mon âge, énergie qui est très enviée par les personnes plus âgées, c’est dur à encaisser. Ça ne veut pas dire que je suis moins aimable si mon corps ne me permet pas de faire autant que les autres. Ça veut juste dire que j’ai des limites, des faiblesses qu’il me faut accepter. Comme une personne qui ne peut pas marcher doit renoncer à faire certaines choses pour être pleinement heureuse, moi je dois renoncer à un rythme effréné pour que mon potentiel puisse se dévoiler. Et c’est une injustice que je m’impose à moi-même depuis des années de croire que je pourrais faire autant que les autres. Mais ne pas faire autant que les autres, ça ne veut pas dire ne rien faire du tout ! Au contraire, c’est un appel à trouver ma propre spécificité. Cette lettre est une invitation de plus à partir de ce que je ressens, des besoins que j’identifie, et de renoncer un peu plus à la comparaison, parce que personne n’est à ma place et peut savoir mieux que moi ce dont je suis capable, et de ce que je peux créer.

Je relis les quelques lignes de la décision… face à cette réalité, tout personne normalement constituée serait remplie de bienveillance vis-à-vis de la personne dont ce texte parle ! Bien sûr qu’il n’attendrait pas autant qu’un autre qui n’a pas cette « qualité de travailleur handicapé ». Albert Einstein disait d’ailleurs « Demandez à un poisson de grimper à un arbre et il croira toute sa vie qu’il est idiot. »

Renoncer à la toute-puissance est un véritable deuil. Et sans avoir une RQTH, nous avons tous des limites, des fragilités qu’il nous faut nommer pour qu’elles soient reconnues et acceptées. Si ce processus est si douloureux, c’est parce qu’il nous demande de renoncer à ces images de personnes aimables que nous nous construisons « la personne aimable doit être belle, avoir deux jambes et deux bras en état de marche, un QI supérieur à tant, une utilité quotidienne à la société… ». Les étiquettes ou les modèles rassurent. Casser des schémas si ancrés, quelque part c’est perdre une sécurité.

Retrouver son unité, développer sa créativité, apprendre à se laisser aimer

Une fois que ces fragilités ont été nommées, on peut tout de même admirer tout ce qu’on a été capable de construire avec ces mêmes vulnérabilités. En aucun cas elles n’ont été des obstacles sinon des appels à la créativité. Je parlais déjà de cette invitation à être inventifs dans le deuxième article du blog. Nous devons être fiers de ce que nous accomplissons, avec qui nous sommes, à la fois si grands, remplis de forces, qui rend le monde meilleur par notre simple présence, et à la fois si petit, si vulnérable, pas indispensable. Arrêtons de mettre en contradiction ces deux parties de qui nous sommes. Nos fragilités ne sont pas le contraire ou les obstacles de nos forces.

J’ai défié tous les pronostics des médecins qui prédisaient à ma naissance que si un jour je lisais et écrivais ça serait un miracle. J’ai eu ma licence mention très bien et ait été embauchée à un poste à responsabilités à l’étranger avant même la fin de mes études. Mais oui, en parallèle, la liste de mes fragilités qui me font souvent penser « Je suis complétement brisée » est longue.

La bonne nouvelle dans cette histoire, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce blog s’appelle ainsi (plus de détails ici) c’est que aujourd’hui encore, ce vendredi 18 janvier, j’ai expérimenté que la réponse à nos fragilités, c’est le courage de se laisser aimer, de se laisser regarder tels que nous sommes par l’autre qui ne demande qu’à nous aider, qu’à nous aimer.

Alors aujourd’hui, j’aimerais dire et vous inviter à faire de même : Merci pour mes forces qui me permettent de me mettre au service de l’autre et d’accomplir des projets. Et merci pour ma vulnérabilité, qui m’empêche de me comparer car les fragilités de chacun sont uniques. Mais par-dessus tout, merci parce que ces fragilités ouvrent une brèche pour accueillir la seule énergie qui fasse vraiment avancer dans la vie : l’amour de l’autre, l’amour de l’Autre.

Musique d’illustration : Free to be me - Fransesca Battistelli

Crédit photo : Carlo Navarro. Edited. Ivan Vranic. Edited. Manuel Will. Edited. Jasmine Waheed. Edited. 

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5 Comments

  1. Ribambelle

    21 janvier 2019 at 7:03

    Bienvenue au club !
    La vulnérabilité est une chance…
    « Que serions-nous si nous étions invulnérables ? » se demande P. Valadier. « Des êtres sans chair, sans sensibilité, sans réaction à l’événement ? » Certes, nous ne souffririons plus mais nous ne pourrions pas non plus nous adapter au monde, au réel. Nous ne pourrions ni nous ouvrir aux autres ni créer. Si la capacité d’atteinte nous fait souffrir, elle rend possible aussi le bonheur. Heureux les pauvres… ceux qui ont faim et soif… ceux qui pleurent… (Mt 5, 3-12). Non parce qu’ils sont blessés, mais parce qu’ils se savent vulnérables. « Les souffrants sont des alertés » . Le Christ vulnérable va vivre la vulnérabilité comme ressource et sauver dans la vulnérabilité . « Nous ne croyons pas que Dieu soit Tragédie. Il est Béatitude et se veut Amour vulnérable, ce qui est tout différent. » La vulnérabilité est donc une Bonne Nouvelle !

    1. Bienheureuse Vulnérabilité

      22 janvier 2019 at 12:23

      Amen !! Je connaissais déjà ce texte et l’avais déjà adoré 😉

      1. Ribambelle

        24 janvier 2019 at 9:32

        Ah… Je me disais aussi… 😊

  2. a-lo

    21 janvier 2019 at 10:23

    Très beau témoignage =)

    1. Bienheureuse Vulnérabilité

      21 janvier 2019 at 6:59

      Merci ! =]

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