Témoignage de vie en colocation avec des personnes ayant connu la rue

Marie-Anne était déjà apparue dans la deuxième partie de l’article J’ai (enfin !) quitté Facebook : 9 bonnes raisons d’être absent(e) des réseaux sociaux. Et alors que je vous avais moi-même partagé un peu de mon expérience avec des femmes sans domicile fixe à Londres, Marie-Anne nous fait aujourd’hui le cadeau de nous partager sa colocation avec des personnes ayant connu la rue.

« J’ai habité un an et demi à Valgiros. C’est une colocation de l’association Aux Captifs la Libération, entre des personnes qui étaient à la rue et des personnes qui avaient déjà un logement. Les premiers, « résidents », sont environ 20, les seconds, « bénévoles », environ 10.

Tous habitent un même lieu dans Paris : un bâtiment avec 3 appartements de 8 personnes dont 5 résidents et 3 bénévoles – 2 appartements d’hommes et un de femmes – et 4 studios dont 3 pour des couples de résidents et un avec une bénévole seule. C’est un lieu en retrait de la rue, calme avec sa terrasse et son jardin. Il y a aussi des espaces communs à l’intérieur : deux grandes salles et une petite cuisine, et un oratoire au dernier étage. Ces nombreux types d’espaces – chambre personnelle, pièces communes des appartements, espaces communs intérieurs, extérieurs – aident à ce que chacun trouve sa façon d’être, qui peut d’ailleurs évoluer au cours du temps. Cela permet aussi d’accueillir les gens du quartier, les amis de Valgiros et de faire la fête ensemble.

Valgiros est un Centre d’Hébergement et de Stabilisation (CHS) (j’ai inversé l’ordre en mettant le titre avant l’abréviation). C’est une structure sociale soutenue par les pouvoirs publics. Ce sont d’ailleurs les services sociaux qui orientent les résidents vers la directrice du CHS Valgiros. Il y a une équipe de 3 salariés permanents, une directrice et deux travailleurs sociaux, parfois entourés de stagiaires et services civiques, qui travaillent sur place, sans y habiter. J’ai pu observer que c’est un lieu « laboratoire » qui n’hésite pas à requestionner les habitudes du travail social pour toujours mieux prendre soin de tous les colocataires, résidents et bénévoles, dans toutes les dimensions de leur être : santé, psychologique, spirituel, etc.

Enfin, l’association Aux Captifs la Libération qui a lancé cette colocation il y a une dizaine d’années, a été fondée il y a plus de 30 ans par Patrick Giros, prêtre du diocèse de Paris. Historiquement, c’est une association de bénévoles, qui s’est peu à peu structurée et professionnalisée. La proposition de la foi chrétienne y est explicite mais, pour être bénévole (et bien sûr, résident) à Valgiros, il n’est pas nécessaire d’être chrétien. Les bénévoles s’engagent sur une charte dont les valeurs sont explicitement chrétiennes. Cette charte a été importante pour moi, elle donne vraiment le ton de la profondeur de ce qui peut se vivre là-bas.

Pourquoi suis-je allée y vivre ?

J’étais à un moment de changement dans ma vie. Après un brown out, je quittais mon travail dans une petite ville de province et reprenais de petites études, pour le loisir, à Paris. J’avais besoin de repos physique, ce qui impliquait pour moi de ne pas trop sortir. Néanmoins j’avais besoin de rencontrer de nouvelles personnes, y compris des gens qui me ressemblent (âge, culture, centres d’intérêt…) mais pas uniquement. Au fond, j’avais besoin que ma simple présence en un lieu fasse sens.

En quoi consistait mon engagement ?

Il s’agissait de participer, par ma simple présence de colocataire, à aider les résidents à se poser en sécurité, reprendre autant que possible confiance en eux-mêmes, pour ré-envisager leur avenir. C’était une présence fidèle, une proposition silencieuse de nouer de nouveaux liens, de rejoindre une dynamique communautaire (de l’appartement, du centre). Un peu comme un trait d’union entre chaque résident, plus ou moins isolé, et le reste de l’appartement, de Valgiros, du quartier… au fond de la société, souvent vue comme ennemie car elle a été violente envers la personne aujourd’hui résidente à Valgiros. Concrètement, il s’agissait d’être assez disponible : être là plus de la moitié des soirs de la semaine, le weekend s’assurer qu’il y aura au moins 2 ou 3 bénévoles. Il y avait un dîner de coloc hebdomadaire, lors duquel on abordait aussi les services, et on essayait de partager une « joie de la semaine », ou quelque chose de nous, parfois à travers un portrait chinois, ou une autre aide. L’engagement à participer à la dynamique du lieu pouvait aussi passer par la participation aux « Conseils de vie sociale » de Valgiros où sont abordées des questions communes à tous, comme les fêtes, les sorties, l’aménagement des espaces communs, etc.

Une part importante de l’engagement était aussi de prendre soin de soi ! Chaque bénévole devait avoir un rythme qui lui permette d’être en forme, avoir des lieux de ressourcements extérieurs… Le CHS prenait aussi soin des bénévoles en organisant chaque mois un Groupe d’Analyse de Pratique (GAP) avec une psychologue, spécialement pour les bénévoles. La présence y était obligatoire mais c’était un lieu très précieux, où un professionnel extérieur nous aidait à exprimer nos difficultés, grandes ou si possible avant qu’elles ne deviennent trop grandes, et à les envisager autrement, à avoir des idées pour réagir… ce lieu favorisait aussi la cohésion entre les bénévoles, indispensable et très riche dans mon expérience.

Au fond, il s’agissait de me rendre disponible, par une présence gratuite et attentive à ceux qui habitaient avec moi. J’étais aussi membre active d’une communauté qui invitait sans cesse les habitants à rejoindre la dynamique commune, tout en respectant les rythmes et besoins particuliers de chacun.

« Nous avons besoin de vivre avec les pauvres pour imaginer un avenir plus humain. » Patrick Giros, fondateur des Captifs

Ce qui m’a fait rester ?

La liberté trouvée ! Celle de pouvoir être moi-même sans avoir à jouer un rôle. Le droit de ne pas être parfaite, et même le devoir de montrer que moi aussi, je suis vulnérable. Résidents et bénévoles, nous partageons une humanité commune, avec nos vulnérabilités propres : c’est un aspect du « trait d’union » dont j’ai parlé plus haut.

Ceci était possible grâce à un cadre assez fort, en particulier avec une équipe sociale salariée sur place, qui veille sur chacun et garantit le respect du cadre – ce n’est pas aux bénévoles d’assumer cette responsabilité. Egalement l’amitié entre bénévoles, le GAP et les liens avec d’autres événements, moments de rencontres et de ressourcement avec l’association des Captifs étaient un soutien précieux.

La liberté que j’ai ressentie pour moi-même, je la dois aussi à l’équipe sociale que je sentais libre par rapport au cadre existant. Il y avait la liberté de requestionner le cadre, vu non-pas comme un absolu mais devant être réellement au service des plus fragiles. Par exemple, de ceux qui vont boire en cachette si c’est officiellement interdit et qui de ce fait ne vont pas oser en parler aux travailleurs sociaux, donc vont rester enfermés et seuls face à leurs difficultés. Ou la fragilité de ceux qui sont éventuellement prêts à cuisiner pour les autres, mais qui ont besoin d’avoir le champ libre quant aux ingrédients à cuisiner – et tant pis si on aurait pu utiliser des légumes de l’Association de Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) qui risquent de se perdre…

Par ailleurs, si Valgiros est un lieu privilégié, par exemple par le calme du jardin dans Paris et la limitation des allées et venues, ce n’est pas du tout un lieu coupé du monde. Chaque mardi soir, les adhérents d’une AMAP du quartier viennent y distribuer et chercher leurs légumes dans les parties communes du centre. Des liens se sont tissés avec certains, qui aident au jardin ou sont venus lors des « tables ouvertes » du mardi midi. Les soirées organisées sont l’occasion d’inviter quelques amis extérieurs et les anciens.

De plus, si c’est un engagement prioritaire pour le bénévole qui y habite, ce n’est pas et ne doit pas être un engagement exclusif. Cela permet de tenir dans le temps.

De part cette liberté trouvée, cet ajustement entre ouverture et sécurité, vie communautaire et vie personnelle, Valgiros est devenu ma famille. Des liens très forts se sont créés. Je peux témoigner que, résidents et bénévoles, nous sommes nombreux à dire cela ! Cela se manifeste notamment par des temps d’échanges personnels, gratuits. On partage des moments ensemble, par choix ou par obligation, de joie ou de deuil, et cela nous soude. Avec ceux qui sont chrétiens, on peut prier ensemble tout en proposant à tous, chrétiens ou non, de confier des intentions de prière. On prie spontanément les uns pour les autres ainsi que pour le monde : c’est à cela aussi que j’ai réalisé l’amour qui nous rassemble – même ceux avec qui nous rencontrons des difficultés – et à quel point c’est une communauté qui nous fortifie pour être ouverts sur le monde.

Au final, pour moi c’était un engagement très unifiant. J’y ai reçu mon vrai nom : Trait d’Union.

Est-ce facile ?

Oui et non. Oui car on n’est pas là par pur altruisme : on veut du bien aux autres, mais on vient aussi parce qu’on espère y trouver la vie, la nourriture pour soi. Quand on la trouve, c’est assez facile. En même temps, quand on aime on est vulnérable. Malgré le cadre il y a des difficultés. Celles de toute vie avec d’autres, sans doute exacerbées par le fait qu’on vit avec des personnes qui ont vécu des traumatismes, parfois encore très vifs. En même temps que beaucoup d’amour, il y a parfois (souvent !) des tensions. Il peut y avoir de la violence, parfois verbale, parfois physique, malgré le cadre. Mais la principale violence et difficulté que j’y ai rencontré est celle du rejet de l’autre, du refus du pardon. Parfois c’est parce que je lui ai fait du mal, parfois c’est parce que je représente quelque chose de douloureux pour l’autre. Il faut apprendre à accepter, sans désespérer ni entrer dans la haine ou l’indifférence, que l’autre me refuse son pardon. C’est très dur. J’imagine que c’est la peine que le Seigneur a lorsque je refuse son pardon, son amour.

Ce n’est pas à cause des difficultés que je suis partie. Je suis partie car je sentais le besoin de tout lâcher, de rouvrir toutes les possibilités dans ma vie. J’y retourne régulièrement pour des temps de repas, de fête.

Maintenant, je cherche un équilibre ailleurs ! Beau défi, pas évident…

Marie-Anne »

Ce témoignage a été donné en novembre 2019 lors du colloque sur les jeunes et l’engagement de la fondation Jean Rodhain. Merci à eux.

Musique d'illustration : Un homme debout - Claudio Capéo

Pour en savoir plus :

Découvrez la page de la colocation Valgiros sur le site de l’association Aux Captifs la Libération

Il existe également d’autres projets similaires : Association pour l’Amitié (à Paris), Association Lazare (en province), les colocations Marthe et Marie avec de jeunes mamans isolées, les Kolocations à Projets Solidaires (KAPS),…

Comme le conseille Marie-Anne aux personnes qui seraient éventuellement intéressées de vivre une expérience au sein d’une de ces associations : « Pour les personnes intéressées, il faut simplement se rendre sur le site des différentes associations, trouver le contact mail ou téléphone, et se jeter à l’eau ! Il est généralement possible de ‘venir voir’ en participant à un événement (table ouverte, fête, etc.) ou de prendre directement rendez-vous avec la personne dédiée à vous accueillir. »

Crédit photo : 1/ Annie Spratt. 2/ Maria Ballesteros

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