Donatien Laurent : Quand la vulnérabilité permet le succès d’une passion

Quand on a dans sa famille le Général de Gaulle, ou celui qui fut un temps le plus jeune bachelier de France et plein d’autres personnes qui ont une page Wikipédia (oui je vois Wikipédia comme le signe de la célébrité populaire, et alors ?), on finit par s’habituer d’être entouré de têtes et de se sentir bien petit à côté. Pourtant, c’est malheureusement souvent quand une personne décède qu’on cherche à se (re)familiariser avec l’histoire de ceux qui, à leur échelle, ont fait l’Histoire. Et c’est comme ça que suite au décès la semaine dernière de mon grand-oncle (le frère de mon grand-père), j’ai redécouvert ce qui constitue certainement la clé de toute sa carrière et de sa vie : l’accident qu’il a eu à 21 ans, qui l’a plongé dans un coma de 18 jours.

Donatien Laurent est né le 27 septembre 1935. Il a été Directeur de Recherche au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Directeur pendant 12 ans (1987 – 1999) du CRBC (Centre de Recherche Bretonne et Celtique) et fondateur du département d’ethnologie à la Faculté de Lettres de l’Université de Bretagne Occidentale. Il était un spécialiste international de la culture orale populaire bretonne, notamment grâce à tout son travail d’enregistrement des gwerzioù (chants bretons racontant des histoires qui ont touché une large communauté) grâce à toutes ses rencontres dans les campagnes bretonnes à la recherche d’une tradition d’un monde rural en train de s’éteindre.

Son enfance et la naissance de sa passion

Commençons par le commencement… Bien qu’habitant à Paris dans son enfance, il est initié dès petit à la culture bretonne de ses racines et entre, en 1950, avec tous ses frères et sœurs dans le groupe scout Bleimor fondé par un ancien résistant de la Seconde Guerre Mondiale, Perig Geraud. Les sorties se font en région parisienne et les camps d’été en Bretagne au rythme de chants en breton. Donatien est aussi initié à la danse bretonne avec ses cinq frères et sœurs mais il s’intéresse surtout à la musique instrumentale. Donatien est sonneur (= joueur de cornemuse) depuis ses 13 ans et rejoint en 1949 le Bagad (formation musicale bretonne composé de bombardes, de binious et de tambours) Bleimor. Peu de temps avant ses 17 ans, Donatien fait partie du premier voyage du groupe Bleimor outre-Manche, d’abord au pays de Galles puis en Écosse. La révélation de la tradition savante écossaise le bouleverse tant que l’année suivante il sollicite et obtient une bourse Zellidja pour aller étudier en 1954 dans l’île de Skye, aux Hébrides, l’histoire du clan MacLeod : des sonneurs héréditaires, les fameux MacCrimmon, ont créé au XVIe siècle à Boreraig le premier collège de sonneurs d’Écosse.

« Ceci est le signe que tu cherchais« 

L’accident

Au niveau des études, l’année du baccalauréat, il s’inscrit en classe de philosophie et choisit le cours de philologie celtique à l’École pratique des hautes études (EPHE) mais les études celtiques ne permettant pas de nourrir son homme, il enchaine après l’obtention de son bac une année de droit, une autre à Sciences Po, puis finalement deux années d’anglais à la Sorbonne. C’est durant cette année-là, pendant des vacances à La Baule, le 24 avril 1957, à 21 ans, qu’il est heurté violemment par un camion alors qu’il se promenait en vélo. Il est projeté à plusieurs mètres, inconscient. Il n’a aucune fracture, mais le cerveau a été entièrement déplacé sur le côté, et le centre du langage est apparemment touché. On le trépane pour évacuer le liquide cérébelleux. Il reste dix-huit jours dans le coma et au réveil, réussit à reconnaitre sa mère. C’est un miracle : il est vivant, et il n’est pas muet. Après quelques mois il remarche à nouveau et parle sans difficulté. Mais un médecin de la Sécurité Sociale ne lui voit qu’un avenir de petit simplet alors s’il ne pourra plus accéder à des professions de haut rang, Donatien décide de se consacrer entièrement à sa passion de toujours : la tradition bretonne. Il s’inscrit dès la rentrée suivante à des cours d’ethnologie au musée de l’Homme, malgré l’absence de possibles débouchés. Donatien apprend son futur métier et fait la connaissance de personnalités absolument passionnantes. Alors qu’on lui propose un poste d’assistant du chanoine Falc’hun à la chaire de celtique de l’université de Rennes, il préfère l’autre proposition qu’on lui fait : rejoindre en tant qu’ethnologue les nombreux chercheurs du CNRS qui mènent depuis déjà un an à Plozévet une vaste enquête multidisciplinaire. Il commence alors ses premières enquêtes sur les gwerzioù et fait la connaissance de sa future femme, l’historienne Françoise Prigent. Suite à ces premiers travaux, il entre au CNRS, aura le titre de « Directeur de Recherche » et dirigera le Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC) créé par l’historien brestois Yves Le Gallo et implanté dans l’université de Bretagne occidentale.

Sa principale oeuvre

Sa plus grande œuvre est son travail de collecte des gwerzioù en trouvant de nouveaux chanteurs, de nouvelles versions,… Il comprend que ces histoires relatent la majorité du temps des faits réels pour rendre une justice non réalisée par les pouvoirs en place. Il démontre ainsi que la tradition orale peut s’avérer exacte sur de très longues périodes. Ces archives sonores réalisées entre 1950 et 1970 ont été numérisées grâce à l’association Dastum et mis en ligne. Donatien déclarait en 2011 : « Je n’ai pas simplement enregistré un chant. J’ai saisi l’ambiance, les rires, les fautes, les explications, toute la vie qui les accompagne ». Il fait indéniablement partie des trois ou quatre plus grands contributeurs à l’étude de la tradition orale armoricaine. En 2010, il est distingué par l’Institut culturel de Bretagne pour son œuvre en faveur de la Bretagne en recevant le collier de l’ordre de l’Hermine.

Pour moi qui suis d’une génération marquée par la culture mondialisée, j’aime cette phrase de l’article du Peuple Breton « Donatien Laurent a magnifiquement su solliciter et révéler cette mémoire populaire ». J’aime l’idée que grâce à lui, des trésors traditionnels n’ont pas été perdus, qu’il a évité la disparition d’un patrimoine, lequel a été de surcroit révélé au grand jour et mis en valeur.

Il a également permis de retrouver, grâce à une enquête approfondie, les originaux des chants populaires bretons publiés par Théodore Hersart de La Villemarqué sous le titre de Barzaz Breiz et ainsi rétablir la mémoire de son auteur qui avait été accusé de les avoir en partie inventés et non pas collectés. Cette découverte et l’analyse qui a suivi fera l’objet de sa thèse de doctorat en 1975 : « La Villemarqué, collecteur de chants populaires : étude des sources du premier Barzaz-Breiz à partir des originaux de collecte (1833-1840) ». 

Conclusion

Finalement, cet accident et le diagnostic cruel des médecins qui a suivi lui ont permis de vivre de sa passion de toujours et de s’y consacrer à 100%. Il lui a évité de passer à côté d’une carrière pompeuse dans un domaine qui ne le faisait pas vibrer autant que la culture bretonne, quel dommage ! =D Peut-être que, parce que personne n’attendait rien de lui, qu’il n’avait rien à prouver, à cause du diagnostic pessimiste qui avait été posé sur lui, il a alors pu développer librement tout le talent qui pouvait se déployer quand on fait quelque chose pour quoi on est passionné. Bien sûr, cette année 1957 n’a pas dû être sans douleur et sans doute mais quel chemin de vie pour lui et quel service rendu à beaucoup grâce à cette audace d’avoir consacré sa vie à ce qui le passionnait ! Alors si vous ne faites pas ce qui vous passionne ou le délaissez trop souvent, puissiez-vous ne pas attendre un accident pour vous y consacrer – pourquoi pas – pleinement !

Avec mon meilleur souvenir et toutes mes pensées affectueuses à tous ceux qui l’aiment, tous ceux qu’il aime. Kenavo Donatien ! RIP

Donatien à l’entrée du Jardin Donatien Laurent, inauguré à Locronan en 2014
Musique d'illustration : Kantik ar Baradoz (Le Cantique du Paradis)

La musique d’illustration est un chant qui a été choisi pour l’enterrement de Donatien. Attribué à St Hervé, il fut restauré par Dom Mikel an Nobletz, mort au Conquet en 1652.

Source :

Ti Brak Konk (site familial), Le peuple breton, Université de Bretagne Occidentale, Le Télégramme, Agence Bretagne Presse. Et merci au neveu de Donatien pour la relecture de l’article.

Crédit photo : 1/ Allie Smith 2/ Série de portraits par Didier Olivré 3/ Austin Chan 4/ Auteur inconnu, source UBO, 5/ Source familiale

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4 Comments

  1. Laurent

    6 avril 2020 at 3:00

    Merci pour ce témoignage filial (je pense que népotique n’a pas exactement le sens souhaité) .Je crois que la chronologie n’est pas toujours très assurée, mais il importe peu .
    Sa mère l’aurait bien vu notaire, comme son père à elle, notaire fils de notaire, ce qui explique son parcours universitaire erratique, avant que l’aiguillage brusquement manœuvré, ne le fasse rouler vers ce que l’on pensait être une impasse .
    D’enquête approfondie on peut parler au sujet des gwerzioù, des contes,de l’astronomie celtique … mais je crois que pour l’accès aux carnets de collecte de la Villemarqué, c’est la rencontre avec Pierre de la Villemarqué qui fut décisive . Mais il était près .

    1. Bienheureuse Vulnérabilité

      8 avril 2020 at 4:45

      Merci pour ces précisions !

  2. Ribambelle du 35

    6 avril 2020 at 12:37

    Un grand merci pour ce retour sur ue histoire familiale… Emouvant.

    1. Bienheureuse Vulnérabilité

      8 avril 2020 at 4:44

      Un plaisir 🙂

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